La Ferme des Monts mise en relief

NOTE : Voici la version intégrale d’un texte dont une adaptation abrégée a été fièrement publiée dans le troisième numéro du magazine Growers & Co intitulé “Un mouvement régénérateur”. À noter qu’une série d’entrevues audio inédites avec Marc et Louise accompagnent ce texte. Abonnez-vous gratuitement au site web de l’Odyssée Bio de Gigi pour en être informé.

Montréal, automne 1972. Sans attache, deux feuilles cordées se laissent par le vent porter. Virevoltantes de légèreté, elles se savent tomber, mais ignorent où conduira leur envolée. Cela ne les tourmente point. Elles sont ouvertes à tout, même aux conditions les plus extrêmes! Cinquante arpents de temps plus tard, ces orphelins urbains, Malbéens d’adoption à l’enracinement profond, auront été les premiers à faire la preuve qu’il est possible de rentabiliser une micro-ferme en sol québécois, et ce, à partir de rien. Plus encore, ils auront marqué à jamais les mémoires et les destins de chaque personne ayant gravité au sein de leur écosystème fait à la main, à l’image des forces naturelles ayant sculptées la magnificence du paysage charlevoisien.

Ces deux êtres d’une rare bienveillance, ce sont Marc Bérubé et Louise Gagnon de la Ferme des Monts, une entreprise bio spécialisée dans la culture de mini-légumes et autres petites trouvailles voués à de grands plats. Pour toute âme ayant la chance de traverser leur espace, l’expérience est vive et immersive. Voire initiatique.

Afin d’embrasser l’œuvre dans sa totalité, il faut vous mettre dans la peau de deux hippies à l’aube de la vingtaine qui dans un nuage de vapeurs révolutionnaires et hallucinogènes propres à cette époque quittent de plein gré la grand’ ville en direction des hauts pays. Depuis la plus peuplée des îles du Saint-Laurent, ajoutez 450 mètres de dénivelé et presqu’autant de bornes vers l’océan et vous voilà dressé sur un plan incliné à quatre degrés face au vent polaire, en plein cœur d’un carré de sable et de roches surmonté de fardoches dont les alentours ont été colonisés bien avant vous par la forêt hyperborée. Ici, la rudesse n’a d’égal que la beauté. Point de martyre, Sainte-Agnès, patronne des couples et des récoltes, priez pour nous!

Les poches plutôt vides, mais l’esprit rempli d’audace et de naïveté, vous tentez la vie à la campagne. Ça commence par le jardinage d’autosuffisance et de petits élevages. Il faut s’informer aux vieux du voisinage pour savoir comment planter les pétaques puisque votre bagage de connaissances est à l’inverse d’une curiosité immense. « Tiens donc, ça s’part pas d’la graine. Et puis, c’est quoi cette pourdre blanche? De l’engrais chimique. Ouin, ouin, on pourrait peut-être respecter une autre logique. La santé des sols d’abord, on oublie les têtes de mort. » C’est ainsi que vous devenez bio par accident puisque le terme ne court pas les rangs. Enfin presque. Il existe bien un ou deux barbus débordants de compétences qui se promènent de villes en villages pour faire la leçon. Un Langlais et un La France. Guy et Denis.

Autre besoin de base, se nicher. Puisqu’il n’est pas envisageable de rapiécer les treize pièces sur pièces qui peinent à vous garder au chaud, pourquoi ne pas s’autoconstruire? Après tout, il y a ben en masse de bois debout et de cailloux sur ces vingt hectares qui ne vous ont coûté que 5500 piasses. Les soirs et week-ends, parfois lors d’un bi entre amis, le chantier avance petit à petit. Le temps d’une paix poussent aussi deux petits : Olivier et Colombe. Au bout de six ans, la famille est faite et les murs sont drettes. Avec pas d’expérience, pas de plans et plusieurs autres pas, votre instinct créatif vous a guidé pas à pas au bourgeon apical d’une tourelle qui dès à présent surplombe telle une couronne ce royaume septentrional que vous admirez tant.

Small is beautiful. Oui, mais. Peut-on en vivre, quand tout ce qui est big se sont des idées hauts? Que peut-on espérer d’une arène granitique d’un hectare et demi où des griffes denses et rhizomateuses combattent à tout bout de champ la gravité qui menace de faire ruisseler votre sablier jusqu’au dernier denier? Le banquier, inutile d’y penser. Il n’y a que volonté et inventivité pour vous faire sillonner les parcelles du calendrier jusqu’à ce jour de 1989 qui marque une rencontre clé. Au printemps, chante l’engoulevent. Le jardinier consciencieux et allumé que vous êtes croise le fer de la pioche avec celui des fourchettes d’un mouvement croissant de citoyens branchés et conscientisés. Son représentant, Gérald, distributeur d’une coop d’aliments naturels. « – Je t’offre 25$ le 50 lb de carottes. – Ouin, ouin, c’est quatre fois le prix du coin! » En voyant vos trois poches prendre la route du retour à l’assiette, vous vous dites qu’il y a peut-être un revenu potable à tirer de votre potager écolomax de mille mètres carrés qui jusqu’ici nourrissait la cellule familiale et amicale.

Deux cycles de sarrasin et de seigle se succèdent et bientôt un amphithéâtre maraîcher s’érige sur les ruines de chiendent. Deux cents galons de jus de bibittes et de jus de bras s’écoulent et bientôt vous apercevez le paradis avant la fin de vos jours. Deux milles pages d’ouvrages, catalogues et registres défilent et bientôt vous avez viré une terre inculte et deux têtes vertes en une encyclopédie vivante dont la généreuse matière colorée est source de fécondité pour quiconque vient s’y restaurer.

Small is délicieux. Par l’entremise d’une vente de cassis au tournant des années 90, chef Bertrand s’informe si vous tenez des mini carottes dans vos rangs. Sans trop vouloir empiéter sur les platebandes d’un autre pionnier, vous acquiescez à la culture sur-mesure. En fait, la région d’un certain Jean Leblond regorge d’auberges qui détrônent choux-fleurs et brocolis au profit de mille et un produits. Au lieu de pâtir sous les pattes des poules au travers de la paille, c’est d’abord aux Trois Canards que vos légumes de petite taille se fraient un chemin vers les becs fins. Goutte à goutte, les premiers pas sont timides, mais une fois le circuit entamé, votre réputation circule dans les canaux de mise en marché avant même de vous creuser la terre. Le territoire s’agrandit, jusqu’aux restaurants de Québec qui s’imprègnent, que dis-je, qui s’empreignent de vos initiales. Du même angle se regarde jardin pentu et Clocher Pencher. Puis c’est la métropole in qui célèbre la chère de sa chère en faisant carillonner de cent coups sa batterie de cuisine. La boucle est bouclée.

De bouches en oreilles, de nez en palais, des yeux à la panse se propage une voluptueuse gamme d’arômes, pigments et textures. Le tout culmine en une truculente explosion de saveurs qui asperge tous les sens, c’est l’extase !!! Ficoïde glaciale, mini panais Kral, ail Belarus, shungiku, cerfeuil musqué, patates rates Corne de bélier, mini poireaux Val-aux-Vents, échalotes de Sainte-Anne, micro pommes de terre Amarosa, carottes boules Thumbelina, mâche Gala, mélisse de Moldavie, viola Ruby, orpin Voodoo, betteraves Mangel et Crapaudine, estragon Mexicain, mini tagète, fève filet Liverte, sarriette Midget. Deuxième mouvement : Centaurée, pourpier, moutarde, monarde, raifort, topinambours, tétragone, livèche, hémérocalles, ortie, oseille… AAAAlléluia! Dirigée par les chefs, la symphonie en sol majeur ne serait finie sans quelques brins de thym et de romarin. Vous méritez une ovation. Encore, encore, encore, s’exaltent les papilles en délire.

Revenons à quatre pattes sur le plancher de la diversité, nu-pieds dans l’humilité, car votre activité préférée, c’est de désherber avec le DBd-10D. Eh oui, du bout des dix doigts rien ne vous échappe. Votre péché mignon, c’est d’aimer ça propre, propre, propre. Pour y arriver, deux chaudières qui glissent, une qui récolte les pierres et l’autre les adventices. Bien sûr, vous n’êtes pas seul. Une énigme : Pour nettoyer, blaguer et philosopher au fil du rang qui passe, qui de mieux entre une colonie de vers gris avides de succulents semis ou une cohorte de stagiaires farcis de théorie? La solution : Ceux qui se métamorphosent en lucioles pour réduire les seconds en smoothie aux douze coups de minuit. Cela dit, en tant que mentor vous prenez grand soin de vos apprentis. Aucun sujet ni même une question ne reste en jachère. Tous s’émerveillent de votre capacité à transmettre le pouvoir-être et l’A-BCS du métier. Tout d’un coup, tout est possible. Patience, gratitude et encouragement sont les ingrédients de votre potion magique qui fait émerger la confiance en soi et rend invincible celui qui la boit. C’est la réjouissante conséquence d’une alchimie qui transmute des existences.

« Ce fût une expérience mémorable et décisive car c’est là que j’ai pris conscience que je voulais consacrer ma vie à une telle façon de jardiner, de faire le lien entre le sol et la table. Je suis sorti convaincu de vouloir suivre un chemin similaire, et m’inventer une pratique personnalisée. »

Patrice Fortier, semencier, La Société des Plantes

Ce témoignage, c’est la pointe d’un iceberg de gens qui ont été élevés par effet de levier. Courte échelle à grande échelle. La Ferme des Monts, comme autant de chefs, d’étudiants, de techniciens, d’agronomes, d’employés et de maraîchers dont les fiers sommets brillent dorénavant grâce à deux rayons éblouissants. Merci Marc aux grandes mains – et non Berthe au Grand Pied – de siffler le bonheur à toute heure au milieu de ton sourire moqueur. Merci Louise, force tranquille, de faire s’épanouir fleurs par bouquets sous des gestes doux et discrets. C’est extra cette paire qui joue de l’arc-en-ciel. C’est extra et for me, for me, formidable!

Un texte original de Ghislain Jutras

Remerciements : Cet hommage a été concocté à partir d’entretiens qui ont eu lieu entre 2000 et 2020 ainsi que d’une trentaine de témoignages de chefs, profs, stagiaires et employés de la Ferme des Monts. Toute ma reconnaissance à : Marc, Louise, Colombe, Olivier, Denis, Yvan, Arnaud, Dominic, Guillaume, Isabelle, Line, Arnaud, Patrice, Frédéric, Ève, Evelyne, Marie-Pierre, Véronique, Rock, Ann-Julie, Jeanne, Corinne, Catherine, Sophie, Colombe, Baptiste, Andréa, Vincent, Hadashah, Jean-Thomas, Jérémie, Dominic, Marjolaine et Benjamin.

Crédits photos : Marc Bérubé, Vincent Villemure, Evelyne Bellemare et Ghislain Jutras

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